Nouvelle :: Et si c’était son jour ?

Un matin comme les autres. C’est ce que pensait Jack en se levant. Ou plutôt non, il n’y pensait pas, il n’y pensait plus. Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait plus vraiment eu l’occasion d’y penser, ni même de penser tout court. Et pourtant ce matin s’annonçait bien ordinaire. Rien de rien ne pouvait laisser présager de ce qui pourrait arriver.

Alors Jack fera comme chaque matin. Il se lèvera, se préparera et ira bosser. Son boulot, il ne l’a pas choisi, comme la plupart de ses congénères. Son boulot, il le déteste, mais il n’a pas le choix, et ce matin encore il ira.

Il est 7h30, son téléphone lui rappelle qu’il doit se dépêcher pour attrape le métro de 7h45. Jack n’a pas choisi son job, pas plus qu’il ne choisit l’horaire de son métro. Il ne choisit plus grand chose dans sa vie. Depuis bien longtemps, la société fait les choix pour lui. Il repense parfois au bon vieux temps, où il allait et venait, où il prenait son temps. Son temps, justement, ni Jack, ni plus personne n’a son temps pour soi. Et il repense aussi à Monica, celle qui fût sa petite amie, en son temps.

Mais maintenant, Jack doit filer droit, cette société l’exige, cette société lui impose comme elle l’impose à tous. Il prend son manteau, rejoint l’ascenseur qui l’emmène directement sur le quai. Le métro est déjà arrivé, Jack s’engouffre dans la rame, il s’assoit à sa place. Car s’il n’a plus son temps, il a bien sa place. Sa place dans le métro, sa place au boulot, et même sa place dans cette société. Le trajet durera 18 minutes ce matin-là. Jack ne se pose pas la question, le trajet dure toujours 18 minutes. Tout est scrupuleusement planifié, organisé, afin qu’il en soit ainsi. Cela laisse tout juste le temps à Jack de repenser à ses belles années, ses années d’avant, ses années où il pouvait encore rêver. Et dans ses rêves, c’est toujours Monica qui réapparaît.

Comment avait-il pu en arriver la ? Cette question, Jack se l’est souvent posée. Mais la réponse, elle non plus, ne lui appartient plus. La réponse, il devra la chercher dans ce que cette société a fait, dans ce qu’elle est devenue. Jack et Monica sont des premiers enfants du troisième millénaire. Leurs parents avaient encore l’espoir de leur donner ce qu’eux-mêmes avaient reçu de leurs propres parents.

C’était sans compter avec ce que l’on appelait pas encore la nouvelle grande guerre. Elle ne ressemblait pas à toutes ces guerres que l’humanité avait engendrée. Elle était plus sournoise, latente, rampante. Il ne s’agissait plus d’une affaire de militaires, de bombes nucléaires ou de dictateurs. Non, rien de tout cela, au contraire. Au début, il ne s’agissait que de pacifiques relations commerciales. Des affaires, du business comme on disait autrefois. Mais les conséquences ont été bien plus sévères que l’on aurait jamais pu imaginer.

Jack qui est né américain, repense à tout ce gâchis, il lui reste 11 minutes de trajet. Il se souvient de ses cours d’histoire. On lui avait successivement enseigné que le communisme sous diverses formes avait mené des états à la banqueroute. Que le socialisme n’avait pas réellement mieux réussi. Et que le capitalisme restait le seul modèle, la seule idéologie dirait-on aujourd’hui, viable pour la société. Puis les années 10 ont doucement démontré que les limites étaient atteintes, qu’il serait temps de proposer d’autres voies. Il en avait souvent discuté avec Monica, qui bien qu’européenne, partageait les mêmes sentiments. Mais à quoi bon, après tout, le monde pourrait bien continuer à tourner quelques décennies ainsi.

La nouvelle grande guerre porte maintenant ce nom, non par sa durée, mais par ses conséquences. Jack n’oubliera jamais que le blitz n’aura en tout et pour tout duré que quelques mois. Si l’occident a mis deux siècles a réussir sa révolution industrielle, il ne faudra que deux ans à l’orient pour retourner ses cartes et abattre une main intouchable. Ni la fière Communauté Européenne, ni la toute-puissante Amérique n’aurait imaginé pareil cataclysme. La Chine, car il faut bien la nommer, avait patiemment, mais sûrement déployé ses atouts. Pendant toutes ces années, elle s’est efforcée de déployer ses forces, partout où on ne l’attendait pas. Elle faisait fi des moqueries, avançant à petits pas, telle une petite femme aux pieds mutilés.

Mais la réalité était bien là. Petit à petit, elle contrôlait toute la production de masse. Des vêtements aux produits high-tech. Des biens de consommation usuelle aux armes de destruction massive. Elle avait à la fois phagocyté toutes les matières premières, et inondé la planète de sa production bon marché. L’occident ne pouvait plus produire car les coûts étaient devenus prohibitifs, et il se voyait contraint d’acheter la camelote made in PRC. L’Afrique elle-même avait échappée à ses anciens colons, et se voyait colonisée par les forces commerciales chinoise. Elle allait devenir la Chine de la Chine.

Il reste 7 minutes à Jack avant d’arriver à destination. C’est pratiquement le temps qu’il aura fallu aux autorités de l’Empire du Milieu pour déclencher se qui sera le tsunami des tsunamis. Pire que le Big One tant redouté, pire qu’une chute de météorite. En un instant, les chinois décident de stopper toute relation commerciale avec le monde extérieur. S’en suit un cataclysme financier, suivi d’un désastre économique immédiat et sans appel dans tous les pays « développés ». Pour parfaire le tableau, ils surenchérissent sur toutes les matières premières, pétrole, charbon, métaux, mais aussi et surtout, le blé, le riz, le maïs.

C’était pire que les dix plaies d’Egypte et toutes les guerres réunies. En l’espace d’un instant, un modèle économique, un exemple de culture, toute une civilisation seraient réduits au néant.

Les états ne tardèrent pas à réagir, fallait-il tenter l’usage de la force ? Faire le dos rond et tenter de s’en sortir ? Ou peut-être trouver une solution par voie diplomatique ?

Mais nos chefs d’Etats n’avaient déjà plus le champ libre. Personne ne s’en était rendu compte, ou personne n’avait jamais osé se l’avouer, mais l’occident avait vu sa marge de manœuvre se réduire de jour en jour depuis les années 2000. Et maintenant, ils étaient le dos au mur et ne pouvaient que constater l’ampleur de leur anéantissement.

La solution, car il en fallait bien une sera tout simplement dictée par l’ennemi. Car la Chine avait tout planifié, orchestré et réglé, y-compris la bouée de sauvetage qu’elle serait la seule à pouvoir nous lancer, nous les naufragés de notre propre orgueil. Elle prendra le contrôle de toutes les économies, de tous les états, faisant fi des frontières, des langues, des cultures. Le monde entier deviendra un conglomérat de nouvelles provinces acquises à son unique cause. A partir de cela, elle appliquera les bonnes méthodes de planification que nous avions rejetées avec ironie. Chaque ressource, chaque individu, serait utilisé à bon escient en fonction des besoins du moment et futurs, en fonction des capacités programmées par un appareil totalitaire sans faille. La Chine avait passé plusieurs millénaires à élaborer un modèle, allant d’échecs en succès. D’humiliations, de désaveu en triomphes. Et maintenant nous allions tous en payer le prix.

Bien entendu, ces grands préceptes ne faisaient guère cas des individus. Tous se retrouvèrent fourmi au cœur d’une immense fourmilière dont la reine portait une étoile jaune sur fond rouge. Et ainsi Jack, le financier de Wall Street, s’est retrouvé à Paris, affecté à une tâche que jamais il n’aurait pu imaginer devoir accomplir. Lui qui était habitué au stress et à l’excitation des salles de marché, il se voyait réduit au rôle de liftier dans le pilier est de la Tour Eiffel. C’était emblématique de ce qu’était devenu la vieille Europe, une sorte de parc d’attractions géant pour les notables chinois. Car s’ils avaient réduit le reste de la planète à l’état de servitude totale, il n’en oubliaient pas moins de trouver des distractions à la hauteur de la grandeur de leurs dirigeants.

Le métro ralentit, Jack se prépare à prendre son poste de groom. Il n’avait pas été affecté à cette tâche pour ses qualités intrinsèques. La planification avait une fâcheuse tendance à punir les individus dont les activités antérieures étaient en parfait désaccord avec la doctrine. A l’évidence, le statut de trader de Jack lui avait valu, à la fois d’être éloigné de ses origines et affecté à un travail des plus banals. Au moins, à ce poste, il ne risquerait pas de compromettre la bonne marche de l’appareil politique.

Maintenant, Jack remonte du ventre de Paris, et se dirige vers le pilier est pour prendre faction. Il est encore tôt, les environs sont quasiment déserts, Jack se souvient chaque jour être venu visiter Paris avec Monica. Et tout était alors bien différent. Les chinois étaient déjà présents, mais il s’agissait de simples touristes, pouvait-on penser. En tous cas, ils faisaient alors profil bas, apprenaient, observaient, sous l’œil toujours plus amusé des titis parisiens qui pensaient que rien ne viendrait plus troubler cet état de fait. Tout cela lui semble à la fois loin, et à la fois, il ne peut s’empêcher de rêver à ces jours meilleurs.

La prise de poste de Jack commence invariablement tous les matins par le même rituel. Il inspecte rigoureusement tous le matériel, la cabine, chaque outil de sa dotation. Jack trouve cela d’autant plus ridicule qu’il sait pertinemment qu’un technicien est passé quelques minutes avant lui, suivi d’un contrôleur, lui-même parfois contrôlé par un superviseur. Mais comme chaque matin, il suivra les instructions, et enchaînera par un voyage aller-retour à vide jusqu’au dernier étage de la tour.

Mais depuis quelques jours, Jack se permet une petite entorse au règlement. Oh, il ne s’agit de rien de bien répréhensible, il se contente, au lieu d’un aller-retour direct, de passer quelques instants seul au sommet de la tour. Cela n’a l’air de rien, mais s’il se fait repérer, il sera à coup sûr accusé d’en vouloir aux autorités, car la Tour Eiffel est exclusivement fréquentée par des grands de ce monde. Mais cela lui permet, à défaut de sentir vraiment libre, d’éprouver ce sentiment de braver l’interdit. Celui qu’il éprouvait gamin lorsqu’il fumait en cachette, et plus tard lorsqu’il dépassait la limitation de vitesse. Or aujourd’hui, rares sont les occasions de s’offrir telles sensations, ou alors trop souvent payées au prix fort.

Et malgré tout Paris est toujours aussi belle, chaque matin il la contemple. Il aimerait tant revoir New-York aussi, mais il ne va et vient plus comme bon lui semble depuis fort longtemps. Il lui reste ses rêves, ses souvenirs, ses espoirs, mais aussi et surtout, des regrets. Comment a-t-il pu laisser faire ? Pourquoi n’a-t-il rien vu venir ? Mais d’ailleurs, aurait-il pu y faire quelque chose ? Il ne sait pas, il ne sait plus, et reprend sa cabine pour redescendre à son poste, là où il attendra les visiteurs, le reste de cette journée très ordinaire.

La porte de fer plus que centenaire se ferme, l’ascenseur commence lentement sa descente. Jack sent qu’il se passe quelque chose d’anormal, le bruit de la mécanique s’amplifie. La vitesse augmente, le génie de Gustave Eiffel aurait-il ses limites aussi ? Malgré tous les contrôles trop routiniers, Jack comprend que la cage est en train de tomber, inexorablement, il se cramponne, revoit sa vie défiler, les belles années uniquement. C’est étrange, mais il semblerait avoir tout oublié de ses moments de malheur et de déroute.

Pourtant le choc n’aura pas lieu, Jack finit par se réveiller, le coeur palpitant, le souffle coupé. Il tarde un moment à reprendre ses esprits, regarde autour de lui. Sa chambre, son appartement de Manhattan, et surtout à ses côté, Monica bienheureuse, qui n’a pas fait ce voyage avec lui. Il regarde le réveil, il reste 18 minutes avant la sonnerie. A peine le temps d’un trajet en métro pense-t’il. Et peut-être tout juste le temps de commencer à penser à une autre vie.

Jack débranche son réveil, éteint son téléphone, ce matin il ne prendra pas le métro, il n’ira pas au bureau, et il ne réveillera pas Monica non plus. Définitivement, ce jour ne sera pas un jour comme les autres.

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